DJ & Beatmaker masqués : les marionnettistes de la drill Anglaise

Illustration de l’article : Kenny Allstar & M Huncho – BBC Radio 1Xtra Freestyle

      À la manière du théâtre de marionnettes, le rap regorge d’artistes à l’initiative de mouvements. On peut parler de Chief Keef pour la drill, Young Jeezy ou T.I pour la Trap pour ne citer qu’eux. Pourtant, on oublie très souvent les DJs ou les Beatmakers qui ont permis de populariser où de « créer » un son représentatif d’un genre musical. Young Chop, le chicagoan, bien qu’ayant déclaré pour HipHopDx : « Qu’il ne savait pas ce qu’était que la drill », est pour énormément de personnes, à l’origine de la trap de Chicago. Après avoir repris le flambeau de DJ Kenn, beatmaker attitré de Chief Keef, Young Chop devient la marque de fabrique de cette scène avec des morceaux comme « Love Sosa » ou « I don’t like ». Un son mélodique presque orchestral, couplé aux basses violentes et au retentissement des caisses claires faisant penser au serpent à sonnette. De la trap d’Atlanta, Young Chop a fait muter le son et se l’est approprié. Il n’est pas le seul ouvrier à l’œuvre du son de la Drill. Cependant c’est une brique non négligeable de la musique de Chicago. Cette scène a fasciné et a fait naître la drill anglaise. Comme l’article sur les rappeurs masqués l’explique, ce genre se démarque par les textes, le langage et un ensemble de codes. Cette musique n’est pas uniquement le fruit des rappeurs en vogue en ce moment que sont 67 , Section Boyz ou RV & Headie one. Cette musique est également issue du travail acharné de beatmakers et de DJ qui ont contribué à la rendre populaire, à la manière de Young Chop.

Young Chop- Studio session
Young Chop – Session studio – Photo from shop.l-r-g.com

      Pour contextualiser, la Drill tout comme la Grime est née à Londres et plus précisément au sud de la ville. Contrairement à une pensée commune, la capitale de l’Angleterre n’est pas si paisible et aussi belle que sur les cartes postales. La ville est en proie aux gangs, souvent très violents, aux trafics de drogue, aux nombreuses attaques au couteau et à l’acide. Même si le parallèle est un peu osé, certains quartiers de Londres canalisent la même violence qu’au sud de Chicago. La vie est très dure pour beaucoup d’habitants, les enfants sont souvent instrumentalisés pour vendre de la drogue. Des mères pleurent leurs fils souvent tombés sous les coups de couteau d’un groupe de jeunes voulant régler un conflit de gang ou voulant dépouiller un innocent. La drill anglaise est née de cette violence, souvent glorifié, les artistes de la drill, les « drillers » ne sont pas forcément des rappeurs. C’est pour cela qu’ils gardent leurs masques, puisque pour eux la célèbre citation : « No Face, No Case » est un hymne. Comme les trapper d’Atlanta ou les driller de Chicago le rap n’est qu’un divertissement et ils veulent absolument garder leur anonymat. Le tableau n’est pas complètement sombre, certains font de la musique pour s’en sortir. Ils utilisent ces codes pour se protéger des gangs. Comme pour 67, la musique est une porte de sortie. Parmi tous ces artistes on retrouve des beatmaker, qui ne sont pas forcément masqués et qui ont été initiateur de ce mouvement : Mk The Plug, M1 On The Beat, Carns Hill ou Proffit. Avec ces marionnettistes, l’on peut citer la « voix de la rue » : Kenny Allstar. Un DJ qui a fait émerger énormément d’artistes de la scène. Il leur a donné de l’exposition notamment au travers d’une émission qu’il anime sur la chaîne YouTube « Mixtape Madness » : Mad About Bars. Pour certains artistes que nous avons découverts sur ce blog, les vidéos comptabilisent plusieurs millions de vues. Am & Skengdo, M Huncho, 40Samuraï ont pu montrer tout leur potentiel et gagner en visibilité. Mais qui sont ces architectes, ces marionnettistes de la drill Anglaise ? C’est ce que nous allons découvrir tout au long de cet article. Laissons tomber les masques, nous allons explorer les chambres et les studios bien personnels de ces musiciens.

67 thefourofive dot com
67 – Photo : 405.com

« SRB Separation confirmed coming up on staging the burnout of these twin solid rocket boosters at two minutes 5 seconds » .

      Si vous avez déjà entendu ce tag de Beatmaker c’est que vous avez déjà écouté 67, Reeko Squeeze, Youngs Teflon ou K-Trap. Carns Hill, ayant repris une courte phrase du lancement de la mission spatiale STS-123 par la NASA pour en faire sa signature de début de morceau. Il est aujourd’hui reconnu comme un pionnier pour son empreinte sur la musique drill anglaise. L’artiste est aussi à l’origine du son si particulier du groupe 67. Carns Hill est né dans une famille de musiciens, l’un de ses cousins est le célèbre musicien anglais DJ Q, l’autre est chanteur. Pourtant, ce qui a vraiment bercé Carns, c’est « Gangsta ‘s Paradise » de Coolio et les Fugees. En termes de Beatmaking, il est fasciné par Timbaland dans les années 90 et la combinaison de tous ces facteurs l’on amené à produire des beats. En 2009, il sort la mixtape « OT » regroupant énormément d’artistes anglais comme Young Teflon, Blade Brown ou Mental K. A la manière de Dj Khaled, il a su donner de l’exposition à de nombreux artistes, bien avant l’avènement de la drill en Angleterre. Il a continué plusieurs suite à ses mixtapes « OT » puis en 2017, il sort l’album « Familly First » regroupant énormément d’artistes de la scène drill. On retrouve la majorité des personnalités de 67, 86 et tout leur entourage comme K-Trap ou Reekz Mb. C’est à cette même année que Carns Hill se fait réellement connaitre. Il ne cesse de fournir des instrumentales majestueuses à 67 et l’on peut dire, que le groupe n’aurait surement pas cette sonorité sans le beatmaker. Des instrumentales très lentes, souvent orchestrales qui donnent aux artistes pour lesquels il produit, une certaine violence qui rappelle le film Orange Mécanique. Si le « héros » du film, Alex, était né en 2017, il écouterait surement une compilation de Carns Hill. Mais  « Waps », « Redrum Reverse » ou « Church » pour ne citer que ces titres sont qu’une palette parmi toutes les sonorités que le beatmaker peut produire. Il a sorti cette année 2018, deux nouveaux albums intitulés « SRB Séparation Confirmed » qui montrent encore une fois qu’il peut renouveler la drill tout en gardant son excellente marque de fabrique.

Carns hills - photo Zek Snaps
Carns Hill – Photo : Zek Snaps

      Carns Hill pourtant n’est pas représentatif de tout l’univers de la drill anglaise, de nombreuses vidéos sortent quotidiennement sur YouTube et elles ont toute une particularité : elles sont pour la majeure partie produites par M1 On The Beat et Mk The Plug. Si Young Chop est une figure de la drill de Chicago, Mk The Plug est son homologue anglais. Produisant des types beats dans sa chambre, il est devenu en quelques années la bande son criminelle des rappeurs masqués. D’énormes basses, souvent accompagnés de drums et de sombres mélodies de pianos, Mk The Plug est l’artisan de ces nouveaux films d’horreur. « Play For The Pagans » de 1011, « Mummy’s Kitchen » de Loski & Mayski ou « How Many » de RV & Headie One sont des hits des deux beatmaker qui cumulent des millions de vues. C’est incomparable avec de grands DJs américains comme Metro Boomin ou Sonny Digital mais c’est sans prendre en compte que ces deux artistes sont sur la majorité des morceaux qui sortent quotidiennement sur internet. C’est un avantage pour eux mais aussi un problème pour les auditeurs, qui ont souvent l’impression, à raison, que tous les morceaux se ressemblent. Collaborant régulièrement ensemble, Mk The Plug et M1 ont récemment décidés de se regrouper avec d’autres beatmakers du mouvement drill. L’objectif est de mettre en lumière le plus de personnes possible et de créer des instrumentales les plus originales possible. Une chose est sure, leur réputation ne cesse de croître et leur empreinte a totalement marqué le mouvement.

      Nous ne pouvions pas écrire un article sur la scène drill sans parler de D Proffit : un duo de beatmakers qui commence à s’établir dans la scène drill locale, notamment grâce à l’exposition grandissante d’AM & Skengdo. Ce duo regroupe « Emil Proffit » et « D Producer ». Ce sont d’anciens producteurs de grime qui se sont lié à la scène de rappeurs proche des drillers Am & Skengdo : le #410. Ils sont notamment à l’origine du seul banger grime de leur entourage : « Pm To The Am ». Tout comme Carns Hill avec 67, D Proffit se sont fait connaitre grâce aux hits d’AM & Skengdo. On retrouve notamment « Time Is Money », « Amsterdam » ou « Macaroni ». C’est notamment les productions du duo qui ont su « sublimer » les deux drillers. L’alchimie entre de talentueux producteurs et de jeunes rappeurs de la scène drill n’est plus à prouver. C’est en partie grâce à des beatmaker comme Proffit ou Carns Hill que la drill anglaise tente de se réinventer après avoir réinventé à sa manière la drill de Chicago. C’est d’ailleurs pourquoi Skengdo & Am ont fait appel à eux pour leur premier album : « 2 Bunny ». Ils avaient la volonté de prouver qu’ils pouvaient proposer une autre sonorité drill et se démarquer de la masse des rappeurs masqués. Il y a une large croissance du nombre de driller en Angleterre. Cependant, très souvent, ce sont beaucoup de morceaux très peu professionnels sur des types beat. L’expérience et le professionnalisme de D Proffit a énormément joué dans le développement de l’ensemble du groupe #410 et par conséquent, de Skengdo & AM.

2 bunny Cover
Skengdo & AM – 2 Bunny prod by D. Proffit – Cover Art

      Pourtant, cette scène regorgeant de talentueux beatmakers n’aurait pas ce retentissement grandissant sans le célèbre DJ Kenny Allstar. Les auditeurs de rap aiment les belles histoires, les artistes qui montent en même temps que leurs proches, leur famille. C’est ce que fait Kenny Allstar. Il a toujours voulu être le prochain DJ à briller, malheureusement il n’a jamais vraiment eu de reconnaissance. Puis un jour, le destin frappa à sa porte et il se mit rapidement à gagner en reconaissance. Kenny a depuis, décidé de mettre en lumière les artistes anglais qui méritaient de la reconnaissance par leur travail et leur talent. Tout commença avec les « Kenny Allstar’s Freestyles », une série de freestyles qui n’avaient pas un grand impact, peu de plateformes se disputaient pour diffuser ce genre de concept. Jusqu’au jour où Mixtape Madness, la chaine youtube, met en ligne le premier « Mad About Bars » sur AJ Tracey. Une vidéo un peu moins professionnelle qu’à l’heure actuelle, mais toujours dans le même esprit. Kenny Allstar aux platines, animait le freestyle en faisant défiler les beats grimes sublimés par le flow d’AJ Tracey. La première saison a réuni un nombre important d’artistes, 26 au total, fidélisant un nombre toujours plus grandissant d’abonnés sur la chaîne « Mixtape Madness ». Aujourd’hui certains freestyles comptent plusieurs millions de vues. Et même si actuellement il y a énormément d’artistes de la scène drill en plein essor, la diversité des styles et des rappeurs a fait la renommée de l’émission. Kenny Allstar est devenu au fil du temps la « voix de la rue » comme il aime s’appeler. La rue lui fait confiance pour dénicher des rappeurs de talent. Kenny pousse énormément les artistes et va même jusqu’à héberger leurs mixtapes. C’est le cas pour 40Samuraï ou M Huncho. Il est d’ailleurs très influencé par des DJ américains comme Funk Flex, DJ Green Lantern et notamment DJ Drama. Il ne s’en cache pas et apprécie la façon qu’a Drama de raconter des histoires sur les mixtapes qu’il héberge. À sa manière, Kenny Allstar s’est inspiré de ces DJs et l’a adapté à sa personnalité et au rap anglais. À l’heure actuelle son influence sur la scène anglaise est incommensurable. Abra Cadabra, un rappeur de la scène anglaise, a récemment gagné un MOBO Award pour le remix de son morceau Robbery de 2016. Il a mentionné l’influence de Kenny Allstar lors de son discours de remerciement. Mad about bars est  devenu une référence pour dénicher de nouveaux talents et leur donner une exposition. Le DJ fait d’ailleurs des apparitions régulières sur BBC Radio 1 et d’autres plateformes.

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Kenny Allstar – Photo : Zek Snaps

      Il est complètement absurde que nier l’influence de la drill de Chicago sur la scène des rappeurs masqués anglais. La drill anglaise s’est développées en copiant tous les codes de Chiraq. Mais contrairement à la drill Française, nos camarades d’outre-manche ont réussis à l’adapter à leur culture et à se l’approprier avec leurs propres codes. Les masques et leur argot sont une manière de se démarquer. Pourtant ce n’est pas ce qui fait la réelle différence entre les deux styles. Les beatmakers ont joué un grand rôle dans le développement de la drill. Cet univers ne serait pas le même sans Carns Hill, D Proffit, M1,Mk the plug pour ne citer que les plus « influents ». Ils ont à leur manière apportés leur pierre à l’édifice pour former cet univers si particulier. La drill anglaise n’est pas forcément plus sombre. Mais elle reflète clairement la réalité de la vie londonienne et plus généralement, des banlieues anglaises. Tout cela passe par le vécu, ce qui est raconté par les artistes mais aussi et beaucoup grâce aux instrumentales. La tristesse de la rue, cette atmosphère sombre et pluvieuse fait écho lorsqu’on écoute tous ces beatmakers. C’est aussi grâce aux DJ et notamment Kenny Allstar, que l’on parle presque autant de la drill anglaise que de la grime. Il n’a pas donné l’exposition que Drake a apporté à la grime, cependant il a permis au genre de se développer et d’être visible sur internet au travers des différents « mad about bars ». Même si la violence est au cœur de ce genre, il permet à beaucoup de jeunes de s’en sortir autrement que par la vente de drogue ou le crime. Il faut dissocier la musique de la réalité qu’ils traversent sans pour autant accepter. La musique est une porte de sortie pour de nombreux jeunes débrouillards s’ils arrivent à s’en sortir. On espère alors, qu’au travers de tous ces styles émergeant en Angleterre, le monde s’intéressera à la musique de ce pays et que cela permettra à de nombreux talents de ne pas finir en prison ou pire, le corps inanimé dans une étroite ruelle londonienne…

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